Analyses
Géographie de la contrefaçon de marchandises, par Jérémy Lachartre

le
Par
Margaux Duquesne
Photo credit: Wink on VisualHunt.com / CC BY-NC-SA
Docteur en géopolitique à l’université Paris 8, Jérémy Lachartre est l’auteur d’une thèse soutenue en décembre 2018, intitulée « La contrefaçon de marchandises et ses territoires : modalités et enjeux d’une lutte contre un trafic illicite ». Il revient sur ces nouvelles routes du trafic illicite de marchandises.
Quel a été votre périmètre de recherche ?
En matière de lutte contre la contrefaçon, j’ai analysé les stratégies des entreprises et des acteurs publics, sous différentes échelles d’analyse. Au niveau local, je me suis par exemple focalisé sur le 18e arrondissement de Paris, en étudiant les sites « sensibles » de distribution et de vente de biens contrefaits à Barbès, La Chapelle… Je me suis penché sur les réponses des autorités publiques au niveau national, puis au niveau européen. En prenant l’exemple du Burkina Faso, j’ai analysé le trafic de faux médicaments.
Je me suis concentré sur les biens matériels physiques, donc j’ai exclu les téléchargements illégaux. Je ne traite pas non plus de la contrefaçon d’œuvres d’art, qui est assez spécifique, ni de la fausse-monnaie.
J’ai étudié le secteur du luxe, du vin, de l’alimentaire, les médicaments, mais en règle générale des produits de consommation de la vie courante… L’idée n’était pas de traiter d’un type de marchandise en particulier, mais de prendre plusieurs territoires en exemple.
Mon fil conducteur c’est en effet le rôle du territoire avec ses acteurs et ses enjeux.
Et comment certaines spécificités territoriales peuvent expliquer le développement de ce trafic illicite et les stratégies anti-contrefaçon mises en œuvre par les acteurs…
Quels sont les dangers de la contrefaçon ?
La santé publique est touchée en premier lieu. Dans le secteur alimentaire, par exemple, les normes de qualité ne sont pas respectées par les contrefacteurs, ce qui leur permet en général d’avoir un prix de vente considérablement réduit. Les produits sont donc potentiellement nuisibles à la santé des consommateurs.
Ensuite, il y a forcément des enjeux économiques et financiers, que ce soit pour les entreprises, ou pour les États qui ne perçoivent pas les taxes.
Il y a aussi un enjeu environnemental : ce sont souvent des produits assez toxiques. Les contrefacteurs ne se préoccupent pas non plus des normes sociales : vous avez des travailleurs clandestins, le droit du travail ne rentre pas en vigueur.
Enfin, il y a des enjeux sécuritaires. Au même titre que les trafics plus traditionnels comme les armes ou la drogue, le trafic de contrefaçons est associé aux activités d’organisations criminelles. En tant qu’opportunistes, des réseaux criminels sont impliqués pour développer ce trafic lucratif.
La contrefaçon est dommageable pour les consommateurs, les entreprises, les États… Beaucoup d’acteurs sont victimes de ce trafic.
Les pertes pour les États sont-elles importantes ?
En tant que chercheur, je prends beaucoup de recul sur les chiffres donnés sur la contrefaçon, parce que la méthodologie des études laisse parfois à désirer. Ces estimations sont des outils de communication importants pour sensibiliser les autorités publiques et les consommateurs, mais leurs fiabilités peuvent parfois faire défaut. Il y a eu pendant longtemps un manque patent d’évaluations. Ceci dit il y a un travail là dessus de la part de l’OCDE en collaboration avec l’EUIPO depuis quelques années.
Mesurer la contrefaçon est en réalité compliqué car c’est un phénomène informel et souterrain.
Les instances internationales ont un manque de données sur le sujet, un manque de retour de la part des entreprises ou des acteurs liés à la sécurité. Dans mon étude, j’utilise les chiffres, mais je garde un esprit critique là-dessus.
En quoi Internet a-t-il modifié la cartographie de la contrefaçon ?
On peut dire d’une certaine manière qu’Internet a entraîné la suppression d’intermédiaires. Auparavant les personnes se rendaient dans des pays prolifiques en contrefaçons et ils développaient des circuits à destination de la France par exemple. Désormais, le produit va directement de la source jusqu’à la vente. On peut également dire qu’Internet permet le développement de systèmes en réseaux.
Chaque utilisateur sur Internet peut désormais être un acteur du trafic, en prenant contact avec des producteurs basés en Asie, en ne conservant aucun stock et ils parviennent rapidement à des profits conséquents. Des particuliers, des étudiants, des chômeurs, de simples opportunistes cherchent à obtenir un revenu complémentaire en saisissant des opportunités d’écoulement de contrefaçon de produits. Ils utilisent le dark web, le deep web, mais également de manière plus simple des sites de e-commerces ou les réseaux sociaux du type Facebook ou Instagram.

Des sacs Chanel vendus à moins de 200 euros sur le Markeplace de Facebook
Les modalités du trafic changent à cause d’Internet.
Internet sert ainsi aux activités criminelles par le biais de n’importe quel internaute isolé, sans besoin de compétences particulières, sans contrainte spatiale ni temporelle. Avec le cyberespace, les contrefacteurs-trafiquants peuvent se jouer des victimes à distance et des juridictions différentes selon les États pour toucher un grand nombre de consommateurs avec peu de risque.
Par le biais du Fret express et postal, le mode de distribution par morcellement complexifie également la tâche des services de répression et facilite un peu plus l’écoulement de contrefaçons à travers le monde.
Grosso modo, Internet offre encore plus de flexibilité pour les acteurs de ce trafic, ce qui rend encore un peu plus complexe la cartographie de la contrefaçon…
En quoi la mondialisation économique modifie-t-elle les routes de la contrefaçon ?
Les nouveaux points de production de contrefaçon suivent notamment les tendances de délocalisation des firmes à l’étranger. On prend souvent l’exemple de la Chine, mais il y a l’essor des « pays satellites » tout autour comme le Cambodge, le Bangladesh, le Vietnam, le Myanmar, où finalement le coût de production est encore moins cher qu’en Chine !
La contrefaçon suit le processus de la mondialisation économique : l’entreprise va s’adapter par rapport au coût de revient d’un produit. C’est un schéma identique pour les contrefacteurs-trafiquants. Le « risque contrefaçon » s’est ainsi accentué dans certains pays de sous-traitance dans lesquels les législations sont faibles ou contournables en matière de propriété intellectuelle.
Restons sur l’exemple de la Chine : les salaires sont de plus en plus hauts. La classe moyenne se développe. Et surtout : la Chine est devenue un pays d’innovation ! C’est aujourd’hui le pays qui enregistre le plus de marques et de brevets au monde. L’enjeu de ce pays est donc désormais de protéger ses marques. Ils comprennent que la contrefaçon va les desservir. Ils mettent donc en place des politiques plus fermes pour la lutte anti-contrefaçon, même s’il faut dire que l’industrie du faux participe encore à une certaine paix sociale dans les provinces les plus reculées de Chine.
Concernant les routes de la contrefaçon, elles suivent généralement l’évolution des itinéraires du commerce mondial de marchandise, des « shippings lignes » avec la présence de nouveaux hubs et l’utilisation des zones franches.
Qu’est-ce qu’une zone franche ? Et selon vous, en quoi ces zones jouent-elles un rôle sur le trafic ?
C’est une zone spécifique, économiquement parlant, avec moins de taxes et plus de facilités pour les acteurs économiques pour importer et exporter. Ces territoires en faveur de la mondialisation économique favorisent aussi la fraude et les trafics de biens contrefaits. Depuis une dizaine d’années, les institutions internationales tirent la sonnette d’alarme sur ces zones franches, notamment portuaires où l’on trouve des marchandises reconditionnées, dont l’origine est dissimulée. Les douaniers n’arrivent pas à contrôler correctement la marchandise dans ces zones. Or, celles-ci se développent de plus en plus partout dans le monde.
Qu’est-ce que le transbordement ?
C’est une action qui permet le déchargement d’une marchandise de son moyen de transport pour un autre (d’un navire à un autre par exemple). Les trafiquants utilisent l’acheminement indirect, appelé aussi « la rupture de charge », avec une multiplication des points de transbordement de la marchandise. Par exemple, vous avez une marchandise qui part de Chine, qui va aller au Panama, puis au Maroc, enfin à Hong Kong… Elle va faire une multitude de points de transbordements ou de transits. Ce genre d’itinéraire est complexe, mais justement c’est fait exprès.
Ils multiplient les trajets pour brouiller les pistes…
Cela ne coûte pas plus cher ?
Finalement non : c’est un peu comme quand vous faites quatre escales en avion plutôt qu’un vol direct Paris — Hong Kong. La « rupture de charge », cette expression désormais courante de l’ancien coordinateur anti-contrefaçon de l’organisation mondiale des douanes Christophe Zimmermann, est un procédé légal. La spécificité du trafic de contrefaçon de marchandises est que vous n’êtes pas obligé de cacher le produit comme pour un trafic de drogues ou d’armes. L’enjeu est de dissimuler l’origine des marchandises, voire leurs caractéristiques. Ils utilisent des compagnies de transports totalement légales.
Vous dites que la mondialisation a entraîné une forte concurrence entre les compagnies maritimes, entraînant une situation de « guerre tarifaire » favorable au trafic de contrefaçon. Pouvez-vous nous expliquer ?
Vous avez des sociétés étrangères qui vont investir sur des infrastructures portuaires : le cas de la Chine avec le port du Pirée ; au port d’Anvers, trois des quatre terminaux appartiennent à la Chine… Cela va dans le sens d’une concurrence commerciale entre les pays et d’une guerre tarifaire entre les infrastructures portuaires. Certains États ont une économie qui repose sur le commerce portuaire et l’activité conteneurisée, c’est un enjeu économique important.
Cette situation est en faveur du trafic de contrefaçons car on est confronté à des politiques orientées vers la facilitation des échanges, la rapidité du dédouanement. La fluidité du commerce de marchandises pèse bien plus que des dispositifs de contrôle dans le cadre d’une lutte contre la contrefaçon de marchandises.
Dans certaines zones portuaires, comme Marseille, en quoi l’influence de ce que vous appelez « les mafias des docks » et autres « confréries » empêche-t-elle la lutte anti-contrefaçon ?
À Marseille il y a en effet une confrérie des dockers. C’est parfois très compliqué pour les autorités sur place (douaniers, etc.) de faire respecter la loi. Soit ils n’ont pas accès à tous les sites du port, soit quand ils demandent à contrôler un conteneur, les délais sont extrêmement longs ou encore le conteneur n’est plus à la place où il devait être… Dans ce port, il y a une association qualifiée de « mafieuse » qui rend difficile le contrôle des marchandises. Ces difficultés se retrouvent dans de nombreuses zones portuaires, partout dans le monde, même dans certains pays occidentaux où les phénomènes de corruptions paraissent pourtant dérisoires.
En quoi les zones instables (Afghanistan, Ukraine, Syrie) favorisent-elles la contrefaçon ?
Ici, ce sont des « zones grises », c’est-à-dire, des zones où l’État ne fait pas appliquer ses lois sur un territoire. Que ce soit de manière partielle ou totale ; de manière volontaire ou non. En Afghanistan, en Ukraine, en Syrie, l’État de droit est compliqué car ce sont des zones de conflits armés. Cette instabilité permet au trafic de se développer. Dans certains territoires, la loi peut ne pas être appliquée à cause de phénomènes de corruption par exemple. Alors en matière de contrefaçon on est très loin d’une stricte application de la loi…
Vous prenez l’exemple, dans votre étude, du trafic de médicaments en Afrique. Grâce à une analyse spatiale, vous avez pu déterminer les différents facteurs qui expliquent l’omniprésence de faux médicaments. Quels sont-ils ? Comment avez-vous procédé ?
J’ai étudié comment les spécificités territoriales pouvaient expliquer les modalités et les enjeux d’un trafic et finalement aider à trouver la stratégie en matière de lutte contre ce trafic. Je suis allé sur le terrain et je me suis demandé, par exemple, pourquoi au Burkina Faso le trafic de faux médicaments fonctionnait si bien.
Parfois, ce sont des raisons assez basiques : un manque criant de médicaments, la difficile accessibilité… Au lieu d’aller dans une structure légale de distribution, vous allez chez le vendeur juste à côté, qui vend ses médicaments dans la rue. C’est plus facile : vous avez parfois des villages qui sont à plus d’une heure et demie de structures sanitaires ! Parfois c’est aussi à cause du prix. Certaines personnes n’ont pas la possibilité de s’acheter un paquet entier de médicaments, ils préfèrent acheter à l’unité. Cela favorise la vente de faux médicaments car les vendeurs de rues vendent souvent à l’unité. Il y a donc le facteur culturel, traditionnel, voir pratique qui explique la prospérité de ce trafic avec des populations qui ne connaissent pas forcément les risques.
Vous avez aussi des maladies endémiques à l’Afrique (le paludisme, etc.) donc vous avez un besoin de médicaments parfois vital.
Dans mon analyse spatiale, j’ai cherché à savoir quels étaient les différents facteurs qui faisaient qu’un territoire était plus propice qu’un autre en matière de faux médicaments. Comme critères, j’ai trouvé la pauvreté, mais plus encore la différence de richesses expliquant notamment des phénomènes de corruption.
On pense que c’est logique de retrouver de la contrefaçon dans les pays pauvres car cette pratique offrirait des prix plus bas. Mais ce n’est pas totalement vrai car maintenant la contrefaçon est au même prix que des produits légaux. Ce qui est encore plus dangereux car on peut tromper encore davantage le consommateur.
Il faut aussi noter l’importance des organisations criminelles ancrées sur le territoire et la présence « d’interférences » pour lutter contre ce trafic. Pour le Burkina Faso, on évoque notamment l’influence d’une criminalité organisée provenant d’un pays proche : le Nigéria. Des trafiquants profitent de la porosité des frontières pour mettre en place un trafic transnational des faux médicaments par exemple.
Tout cela fait que vous avez un marché intéressant pour les importateurs de faux médicaments !
Mais en Afrique, les faux médicaments soignent-ils les personnes ou est-ce que ce sont des poisons ?
Il y a des médicaments dont vous ne connaissez pas forcément la marque, en provenance de Chine ou d’Inde. Vous avez aussi de la contrebande de médicaments : des vrais qui sont proposés hors cheminement légal de la marchandise… On parle généralement de « faux médicaments », « de médicaments illicites » ou de « médicaments de rue ». Mais les services en charge de l’application de la loi en Afrique ne vont pas s’embêter à chercher si c’est de la contrefaçon, de la falsification, des produits sous-standards, etc. En réalité, la loi pour la défense de la propriété intellectuelle n’est pas vraiment appliquée pour lutter contre les faux médicaments, du moins on se sert de plusieurs approches. Cette problématique est plus généralement traitée dans le cadre d’un dispositif contre les médicaments illicites et la drogue au Burkina Faso.
Certains médicaments ont des substances toxiques, d’autres sont de simples placebos. Dans tous les cas ils sont dangereux pour la santé car nocifs, ou ne répondant pas efficacement aux traitements pour les patients.
En quoi cette réflexion d’analyse spatiale peut-elle aider pour d’autres territoires ?
L’approche géopolitique peut servir à une analyse de risque par exemple. En connaissant les facteurs, si on pousse la réflexion jusqu’au bout, on peut avoir un « indice de la contrefaçon » dans certains pays. En géopolitique, on utilise beaucoup l’analyse spatiale pour déterminer les enjeux d’un territoire, comprendre et expliquer des situations complexes en étudiant les spécificités territoriales.
Finalement les trafiquants utilisent les disparités entre les États pour se jouer des services en charge de l’application de la loi, en étudiant les différences en matière de coûts de production, de l’efficacité de la réponse publique en matière de lutte contre la contrefaçon.
Les trafiquants analysent le territoire et regardent là où il y a le moins de risque pour produire, acheminer et distribuer la marchandise.
Qu’est-ce qui explique, selon vous, l’inefficacité de la lutte au niveau de l’Union européenne ?
Malgré par exemple une certaine harmonisation douanière, l’Union européenne est un espace géographique où subsistent des disparités selon les pays. La Commission européenne a longtemps misé sur les frontières externes de l’Europe pour le contrôle des marchandises. Une fois que vous dédouanez votre marchandise en France, par exemple, vous pouvez circuler avec librement dans le pays et dans toute l’Europe. Le problème, c’est qu’on a des unités de production à l’intérieur de l’Europe, ce qu’on appelle « les unités domestiques ».
Donc au lieu d’acheminer un produit fini de la Chine en France, on va préférer faire de l’assemblage, ce qui est moins risqué par rapport aux contrôles : on achemine des t-shirts blancs (des « produits neutres ») d’un côté, et de l’autre, on importe des logos Lacoste. Alors il se pose la question des contrôles selon les pays, et plus généralement de mesures contre les violations de droit de propriété intellectuel à l’intérieur de l’espace communautaire…
Si la marchandise est acheminée par voie routière ou ferroviaire, le contrôle de marchandise est encore plus aléatoire et difficile.
Cela dépend en réalité de la volonté politique des États membres sur le sujet. Encore aujourd’hui, malgré l’existence d’un cadre législatif commun sur le papier au niveau européen et de nombreux outils de coopération, les États membres ne sont pas tous aussi concernés par le sujet de la lutte contre la contrefaçon. Les efforts en la matière sont inégaux avec pour conséquence une coopération qui reste très largement perfectible entre les pays. Pourtant, c’est l’efficacité de cette coopération qui détermine pour beaucoup les performances d’une lutte contre un trafic qui se joue aisément des frontières.
Est-ce « l’éclatement des lieux de production » dont vous parlez dans votre thèse ?
Ce terme désigne deux choses. D’une part, on observe que de nouveaux pays ouvrent leur territoire en faveur de la mondialisation économique. Par exemple, en Éthiopie, vous avez de plus en plus d’usines chinoises de produits manufacturés. Les coûts de transports et de logistique sont moins importants… On ne sait pas si les produits qui sortent de ces usines seront légaux.
D’autre part, vous avez des produits non finalisés avec des cas d’assemblages de produits contrefaisants. Par exemple, pour un parfum contrefait, son circuit est composé d’étapes et de lieux différents. Le flacon vient de Chine, les composants du parfum sont de Grande-Bretagne tandis que l’étiquette est faite en France et l’assemblage a lieu ailleurs pour que le produit final puisse ensuite être distribué dans toute l’Europe. Cette segmentation dans le processus de fabrication est aussi utilisée de manière identique par les contrefacteurs…
Est-ce compliqué d’enquêter sur la contrefaçon ?
En France, c’est un enjeu important car le secteur du luxe maintient une forme de pression depuis longtemps, comme maintenant de nombreux secteurs. Les acteurs pour la défense de la propriété intellectuelle sont nombreux en France et les autorités publiques sont sensibilisées sur les enjeux de la contrefaçon. Mais souvent les marques communiquent très peu car elles ne veulent pas être associées à ce phénomène ou parce qu’elles le connaissent mal… D’autres n’ont tout simplement pas la volonté de lutter contre la contrefaçon. On a évoqué les disparités territoriales et l’inégalité de la réponse publique en matière de lutte contre la contrefaçon selon le pays. Pour les titulaires de droit, il s’agit également d’une différence de stratégies selon leurs intérêts.
La contrefaçon reste un sujet tabou et compliqué.
Ce trafic concerne de nombreux acteurs qu’ils soient privés ou publics. Il s’agit d’étudier des jeux de coopération, parfois de concurrence entre les acteurs concernés. La principale difficulté que j’ai rencontrée est ce constat : il y a toujours des intérêts cachés et la lutte contre la contrefaçon souffre généralement d’un défaut de priorité !
Analyses
A l’ombre du Qatargate, la Commission européenne continue de satisfaire le lobby du tabac

le
1 mars 2023
Salutaire, la déflagration du Qatargate ne doit pourtant pas laisser croire que les institutions européennes se sont lancées dans un véritable aggiornamento. Alors que cette affaire, spectaculaire par les montants en jeu, les personnalités impliquées et les images de liasses de billets diffusées dans la presse, fait l’objet d’une importante couverture médiatique, Bruxelles peine à apporter une réponse coordonnée et efficace au fléau de la corruption, beaucoup plus diffus et systémique que ne le laisse penser ce coup d’éclat. Les atermoiements entourant la décision d’augmenter les taxes sur les produits du tabac tendent à le démontrer.
Le Qatargate, l’arbre qui cache la forêt ?
En décembre dernier éclatait le scandale du Qatargate, ébranlant les institutions européennes, et plus particulièrement le Parlement européen, confronté aux dévastatrices photos des montagnes de cash retrouvées notamment chez sa vice-présidente Eva Kaili et chez l’ancien eurodéputé Pier Antonio Panzeri. Cette affaire, dénonçait alors le député européen Raphaël Glucksmann, est le symptôme « de la faiblesse des règles et du manque de détermination politique de lutter contre ce fléau à Bruxelles ». Depuis, la présidente du Parlement européen Roberta Metsola et les groupes politiques multiplient les propositions pour tenter d’atténuer la défiance des citoyens européens, à un peu plus d’un an des prochaines élections européennes.
L’erreur la plus funeste serait de tenter de circonscrire cette affaire à quelques cas isolés de députés européens et aux manœuvres d’un Etat du Moyen-Orient. Le hashtag #Qatargate, qui continue de fleurir sur les réseaux sociaux, traduit mal l’ampleur d’un phénomène, la corruption, qui gangrène les institutions européennes sous diverses formes.
Car le mal bruxellois est beaucoup plus ancré, beaucoup plus profond, et ne peut être résumé aux valises de billets qui ont été exhibées. « La corruption, ce ne sont pas seulement les valises de billets, c’est aussi le conflit entre l’intérêt particulier et l’intérêt général, la colonisation du système de décision publique par des puissances privées ou des Etats étrangers » rappelle opportunément le député européen Raphaël Glucksmann. Qui appelle de ses vœux une indispensable moralisation des institutions européennes.
Un report de la révision de la directive décidée unilatéralement par la Commission européenne… et par l’industrie du tabac ?
Pendant le scandale, le business as usual continue en effet sur fond d’arrangements entre la Commission européenne et certains lobbies, dont celui du tabac. Ainsi, la lecture, toujours instructive, des « questions parlementaires » sur le site du Parlement européen, nous permet de comprendre, grâce à une interpellation de la députée européenne Anne-Sophie Pelletier, pourquoi la révision de la directive 2011/64 sur la taxation des produits du tabac, qui devait commencer en octobre 2022, est toujours au point mort.
Pour rappel, la directive 2011/64/UE sur la taxation des produits d’accises, dont le tabac, vise notamment à imposer une taxation minimum des produits du tabac dans les 27 Etats membres de l’Union européenne pour contraindre les fabricants de tabac à augmenter les prix de leurs produits, et concrétiser l’équation posée par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) qui considère qu’une hausse des prix de 10% entraine une baisse de la consommation de tabac de 4%.
Le prix restant l’indéniable meilleure mesure antitabac, on sait, comme le rappelle la députée européenne LFI dans sa question écrite, que l’industrie du tabac s’oppose farouchement à la révision de cette directive droits d’accises, qui ne pourrait se concrétiser que par une hausse des taxes, et par un élargissement de cette taxation aux nouveaux produits du tabac que sont le tabac chauffé, les cigarettes électroniques, les puffs ou autres sachets de tabac dits « snus ».
En rappelant que le tabagisme est responsable chaque année de 700 000 décès en Europe, et d’un coût pour les finances publiques de plusieurs centaines de milliards d’euros (120 milliards d’euros par an uniquement pour la France selon l’Alliance Contre le Tabac – ACT ), il semblait exister un consensus à Bruxelles pour concrétiser l’objectif que s’est fixé l’UE d’une « génération sans tabac » à l’horizon 2030, le Parlement européen ayant, comme le rappelle Anne-Sophie Pelletier, exigé cette révision, notamment après le Rapport de la commission spéciale de lutte contre le cancer, animée par Véronique Trillet-Lenoir, députée européenne Renew du Président Macron.
Le Parlement européen face au front commun Commission européenne/industrie du tabac
Cette décision de repousser la révision de cette directive est une nouvelle illustration de la divergence de vue entre la Commission européenne, qui reste très perméable aux intérêts du lobby du tabac, comme on l’a vu fin 2022 avec la dénonciation de l’Affaire Dentu / Jan Hoffmann, ce conflit d’intérêts sur la traçabilité des produits du tabac dénoncé par la députée européenne Michèle Rivasi et Le Canard Enchaîné, et le Parlement européen qui semble rester intransigeant face aux pressions des fabricants de tabac, comme l’avaient montré ses votes contre le renouvellement de l’accord de coopération UE / Philip Morris en mars 2016 et pour la ratification du Protocole de l’OMS « pour éliminer le commerce illicite du tabac » en juin 2016, les deux fois contre les pressions, étonnamment concomitantes de la Commission européenne et de l’industrie du tabac.
Anne-Sophie Pelletier évoque d’ailleurs ce Protocole de l’OMS dans sa question écrite, dont la mise en œuvre est considérée comme le corollaire indispensable de toute hausse des prix du tabac car il empêche les fabricants de tabac d’organiser le commerce parallèle pour saper les effets de la hausse des prix. Ce traité international devrait également être introduit dans la révision de la directive droits d’accises, mais également dans celle de la Directive 2014/40/UE relative aux produits du tabac dite Tobacco Products Directive (TPD), dont on attend aussi le lancement, mais à laquelle le lobby du tabac s’oppose également, en dépit des positions des organisations non gouvernementales de santé qui réclament le changement du système pour en assurer l’indépendance à l’égard des industriels, et des experts qui se ont indignés de la potentielle mainmise des industriels sur ce système censé les contrôler. Les eurodéputés vont devoir se montrer fermes et solidaires face au front commun Commission européenne/industrie du tabac.
Analyses
A Bruxelles, l’ombre d’un trafic d’influence sur le marché de la traçabilité du tabac
le
4 novembre 2022
Dans une lettre ouverte à la médiatrice européenne Emily O’Reilly, Michèle Rivasi, députée à Strasbourg et figure de la lutte antitabac, dénonce un potentiel conflit d’intérêt dans l’attribution du très stratégique marché de la traçabilité des cigarettes au sein de l’Union européenne. En réclamant une enquête de la médiatrice, Michèle Rivasi veut en finir avec « le manque de transparence » de la Commission européenne sur les liens entre les industriels du tabac et les instances de l’UE.
Le tabac est l’un des secteurs « les plus lobbyisés » depuis la création de l’Union européenne
Au cœur des accusations lancées par Michèle Rivasi, la Tobacco Products Directive (TPD), un texte qui, à l’échelle européenne, a une influence considérable sur la lutte contre la contrebande de tabac au sein des États-membres. D’autant que le commerce parallèle de tabac entraînerait une perte fiscale nette de plus de 11 milliards d’euros par an pour les États européens. Cet acte législatif définit la stratégie européenne de traçabilité du tabac et son vote, en 2014, met fin à une intense campagne d’influence menée par les majors du secteur pour tenter d’en prendre le contrôle. « Ce texte est considéré comme le plus lobbyisé depuis la création de l’UE », s’indigne Michèle Rivasi qui rappelle qu’avec « un budget colossal avoisinant les 3 millions d’euros, quelque 200 lobbyistes de l’industrie du tabac ont arpenté les couloirs et ont multiplié les pressions sur les parlementaires, leurs collaborateurs, les fonctionnaires du Parlement européen et de la Commission » pendant le processus législatif.
Les entreprises du Big Four -Philip Morris International, British American Tobbaco, Imperial Tobbacco et Japan Tobbaco-, sont en effet de fins connaisseurs des rouages bruxellois. Une influence qui déclenche régulièrement la colère de certains parlementaires et organisations de santé publique. Deux ans avant le vote de la TPD, en octobre 2012, le commissaire européen à la Santé et à la Politique des consommateurs John Dalli avait ainsi dû démissionner pour sa proximité présumée avec l’industrie du tabac après un scandale ayant éclaboussé plusieurs hauts dirigeants bruxellois, notamment l’ancien président de la Commission européenne José Manuel Barroso.
Une TPD trop discrètement modifiée
L’influence de Big Tobacco se ressent jusque dans les textes de loi votés par le Parlement européen. L’article 14 du premier projet de TPF, voté en 2013 à Strasbourg, et qui reprenait mot pour mot le texte de référence du Protocole de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), a ainsi été finalement supprimé. Il prônait notamment la mise en œuvre d’une digue infranchissable entre les fabricants de cigarettes et le système de traçabilité de leurs produits. Une séparation qui répond aux nombreuses accusations auxquelles font face les industriels, accusés de participer directement au commerce illicite de tabac. En 2004, Philip Morris a même conclu un accord de 1,25 milliard de dollars avec l’Union européenne pour régler un différend de longue-date lié à des accusations de contrebande.
Loin d’être anodine, cette décision prise dans le cadre discret du trilogue -un cadre d’échanges restreint entre la Commission européenne, le Parlement européen et le Conseil des ministres de l’UE- permettrait ainsi de contourner l’esprit même du mécanisme de traçabilité des produits du tabac, tel que prôné par l’OMS. Une « manière de faire très suspecte », selon Michelle Rivasi, aux lourdes conséquences. Pour la députée européenne, des « actes d’exécution et délégués (NDLR. Des décisions visant préciser et appliquer des lois européennes) rédigés par la Commission européenne confient plusieurs missions importantes aux fabricants de tabac et à leurs alliés, ce qui est expressément prohibé par l’article 8 du Protocole de l’OMS ».
C’est pourtant la société Dentsu qui, le 21 décembre 2018, a raflé la mise du marché de la traçabilité des produits du tabac. « Le Groupe Dentsu Aegis Network, multinationale britannique et japonaise qui n’avait jusqu’alors jamais travaillé dans ce domaine, annonçait le rachat de Blue Infinity qui a mis en œuvre le très controversé système Codentify », résume Michèle Rivasi en précisant que « le système de traçabilité des produits du tabac Codentify, pensé et développé par Philip Morris International et pour les 4 majors du tabac comme l’affirme l’OMS, reste clairement proscrit ». A l’époque, plusieurs députés européens s’étaient émus de ne pas être associé au processus décisionnel, pris hors de tout cadre d’appel d’offres ou de mise en concurrence.
Des soupçons contre un ancien cadre de la Direction générale de la Santé de la Commission européenne
Michèle Rivasi voit dans cette décision opaque l’influence potentielle d’un haut-fonctionnaire de la Commission européenne de la Direction générale de la Santé (DG Santé), dont « la chronologie de ses va-et-vient entre la Commission et Dentsu Tracking paraît pour le moins troublante ». Jan Hoffmann était ainsi, en janvier 2021, directeur « regulatory affairs et compliance » de Dentsu Tracking au 14eEurasian Tax Forum, un évènement organisé par une association proche des intérêts de l’industrie du tabac. Il était, un an auparavant, représentant de la DG Santé de la Commission européenne dans plusieurs sous-groupes Tracability and Security Features de la DG Santé de la Commission. « Il apparait ainsi que la Commission européenne, durant la période où y travaillait Jan Hoffmann, un haut fonctionnaire chargé des règles applicables à la traçabilité de tabac, a sélectionné la société en charge du système dans laquelle ce haut fonctionnaire allait devenir employé, et rédigé des rapports très favorables an système déployé par cette société qui, quelques mois après, recruter ce même Jan Hoffmann », précise Michèle Rivasi.
Dans ce contexte, Michèle Rivasi appelle la médiatrice européenne à conduire une enquête et annonce d’ores et déjà organiser, via le groupe informel de travail sur la révision de la directive des produits du tabac, une table-ronde en décembre prochain, consacrée cette fois au lobbying de l’industrie du tabac, de ses alliés et partenaires et ses effets sur les politiques publiques européennes. Avec, au cœur des échanges, ce que Michèle Rivasi nomme déjà « l’Affaire « Dentsu Tracking / Jan Hoffmann ».
Analyses
Trafic de tabac : le rapport KPMG biaisé selon le Comité National Contre le Tabac
le
19 juillet 2022
Le 23 juin 2022, l’industrie du tabac présentait son étude annuelle sur le marché parallèle du tabac conduite par KPMG. Une semaine auparavant, l’ONG Comité National Contre le Tabac (CNCT) dénonçait à l’avance les résultats de cette étude et les conclusions qu’en tirent les cigarettiers. Explications d’une polémique sur fond d’énormes enjeux financiers pour les cigarettiers.
Le 15 juin 2022, le Comité National Contre le Tabac (CNCT) dénonçait par anticipation dans Les Echos le traditionnel Rapport annuel de KPMG sur le marché parallèle de tabac en Europe, commandité par l’industrie du tabac, rapport qui paraitra une semaine plus tard.
Données tronquées
Sans nier la réalité du marché parallèle, le CNCT dénonce deux biais dans l’élaboration de ce rapport : d’une part des données statistiques tronquées voire falsifiées, et d’autre part la « confusion sémantique » qu’entretient l’industrie du tabac via ce rapport annuel entre ventes légales hors réseau officiel de vente et commerce illicite (contrebande et contrefaçon).
Ce n’est pas la première fois que le CNCT accuse KPMG de « jouer » avec les données statistiques de ses propres études. Ainsi, en 2017, le CNCT montrait que KPMG avait modifié rétroactivement les données sur les marques blanches, les “Illicit Whites” pour servir les actions de lobbying d’alors des fabricants de tabac.
Contrefaçon et statistiques dopées
Cette année, ce sont les chiffres de la contrefaçon qui, à en croire le CNCT, semblent volontairement dopés dans l’étude de KPMG. Alors que jusqu’à présent une étude de Seita-Imperial Tobacco chiffrait la contrefaçon à 0,2%, elle deviendrait aujourd’hui le problème n°1 en Europe et dans le monde, avec des hausses de plus de 600%. Pas plausible selon le CNCT.
L’ONG dénonce également la pratique des fabricants de tabac qui sur-approvisionneraient certains pays à fiscalité plus douce, pays qui serviraient
Ces pratiques pourraient ressembler aux querelles habituelles entre lobby du tabac et associations antitabac. Derrière se cachent cependant des enjeux extrêmement importants pour le secteur du tabac. En tentant de montrer qu’elle est la première victime du marché parallèle, l’industrie du tabac essaie de se prémunir contre deux écueils : la hausse des taxes sur le tabac, et l’application du Protocole de l’OMS « pour éliminer le commerce illicite du tabac ».
Révision de la directive sur les droits d’accises en octobre 2022
Le débat sur la hausse des taxes sur le tabac va être au cœur de la révision de la directive sur les droits d’accises qui va débuter en octobre 2022 à Bruxelles. Habituellement, l’industrie du tabac milite pour le statu quo ou pour la hausse la plus faible possible, en mettant en avant le risque d’une explosion du commerce parallèle, et de la contrefaçon en particulier, ce qui explique pourquoi les données de KPMG ont été dopées sur ce point. L’industrie du tabac plaide donc en général pour une harmonisation fiscale au sein des 27 Etats membres de l’UE, en sachant pertinemment que cette mesure n’a aucune chance d’aboutir, les prix d’un paquet de cigarettes allant de 3€ en Bulgarie à 15€ en Irlande. Mais ce lien entre commerce parallèle et hausse des taxes n’est pas évident selon le CNCT : il serait même incorrect en particulier si des mesures fortes étaient adoptées pour empêcher les abus.
Traçabilité indépendante et quotas de livraison de tabac par pays
L’application du Protocole de l’OMS va, elle, être au cœur de la révision de la directive des produits du tabac qui sera discutée à Bruxelles après le renouvellement des membres du Parlement Européen de juin 2024.
Comme le constatent aujourd’hui les associations antitabac, le système européen de traçabilité opéré par des entreprises dont l’existence est associée au programme de traçabilité de l’industrie du tabac appelé Codentify, comme Inexto ou Dentsu, n’est pas conforme au Protocole de l’OMS. Contrairement à leurs affirmations ce que le Secrétariat en charge du suivi de l’application de la Convention a d’ailleurs critiqué dans un communiqué opposé aux auto-déclarations de conformité au Protocole, il ne présenterait pas les garanties d’indépendance impératives. Plus généralement, outre cette incompatibilité au droit, le système permettrait des erreurs de déclaration dans de nombreux Etats membres qui s’en sont plaints, erreurs listées par la Commission Européenne dans le rapport des experts en charge du suivi du système.
Dans sa communication du 15 juin 2022 pour lutter contre les trafics de tabac, le CNCT appelle d’ailleurs à mettre en place le Protocole de l’OMS via deux mesures fortes : une traçabilité indépendante des produits, ce qui n’est donc pas le cas aujourd’hui en UE, et des quotas d’approvisionnement par pays. Une proposition elle aussi inscrite dans le Protocole de l’OMS depuis 2012 déjà, mais toujours pas mise en œuvre jusqu’à présent, et qui mettrait fin immédiatement aux achats frontaliers.
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