Illicit Trade News Networks a donné la parole à Benoît Gomis, associé de recherche au Programme mondial sur le contrôle du tabac de l’Université Simon Fraser. Benoît Gomis a récemment publié une étude sur le commerce illicite en Amérique du Sud. Du début du commerce illégal créé par British American Tobacco et Philip Morris International jusqu’au commerce actuel entretenu par Tabesa, Benoît Gomis met en lumière la façon dont la légalité et l’illégalité sont inextricablement liées concernant les produits du tabac.
Illicit Trade News Network :
Vous avez récemment publié une étude sur le trafic de tabac illicite en Amérique du Sud et plus particulièrement au Paraguay. Pouvez-vous partager avec nous quelques chiffres clés de cette étude ?
Benoît Gomis :
Mes collègues et moi-même venons de publier deux articles dans Globalization and Health sur le commerce illicite du tabac au Paraguay. Dans le premier article, nous avons montré comment le commerce de tabac a été mis en place à l’origine par British American Tobacco (BAT) et Philip Morris International (PMI), qui, à partir des années 1960, ont utilisé le Paraguay comme plaque tournante pour acheminer clandestinement leurs cigarettes vers les marchés – à l’époque protégés – de l’Argentine et du Brésil. Le boom de la production paraguayenne a entraîné 2 évolutions. D’abord, les sociétés de tabac transnationales (TTC) sont passées de marques haut de gamme aux marques de contrebande bon marché à la fin des années 80 et au début des années 90, des produits avec lesquels les fabricants locaux pouvaient désormais rivaliser. Ensuite, l’instauration par le Brésil d’une taxe à l’exportation de 150% visant à mettre fin au régime des TTC, consistait à envoyer des cigarettes au Paraguay puis à les faire passer de nouveau au Royaume-Uni. Selon nos estimations, entre 1989 et 1994, la production de cigarettes au Paraguay était inférieure à la consommation intérieure annuelle de trois milliards de cigarettes. Elle a atteint 12 milliards en 1998 et 27 milliards en 2003, malgré une consommation stagnante.
Dans le deuxième article, nous montrons comment Tabacalera del Este, plus connu sous le nom de Tabesa, a profité des conditions créées par BAT et PMI et d’un environnement juridique très favorable. Créée en 1994, Tabesa est désormais l’une des plus grandes entreprises du Paraguay. Elle a été fondée par Horacio Cartes, qui est toujours aujourd’hui dirigeant de la société, et qui fut président du Paraguay entre 2013 et 2018. Si l’on s’en tient aux importations de composants de cigarettes par cette société, nous estimons que Tabesa importe suffisamment pour produire entre 25 et 36 milliards de cigarettes par an. Compte tenu des chiffres de consommation intérieure et d’exportation légale, cela signifie qu’entre 19 et 30 milliards de cigarettes produites par Tabesa se retrouvent chaque année sur le marché parallèle. On estime que 70% de ce volume est passé dans la contrebande au Brésil, et nos recherches montrent que Tabesa explore encore d’autres marchés internationaux.
Les dirigeants de Tabesa ont déclaré aux journalistes paraguayens que leur entreprise exporte leurs produits légalement vers un certain nombre de pays, notamment la Bulgarie, Curaćao, les Antilles néerlandaises et les Pays-Bas. Cependant, notre analyse, faite à partir de la base de données COMTRADE de l’ONU, révèle des écarts importants, impliquant l’existence d’un commerce illicite. Par exemple, entre 2001 et 2016, le Paraguay n’a signalé aucune exportation de cigarettes vers la Bulgarie, ni aucune importation de cigarettes du Paraguay par la Bulgarie. Au cours de la même période, le Paraguay a déclaré avoir exporté 1,4 milliard de cigarettes vers Curaçao, 481,2 millions de cigarettes vers les Antilles néerlandaises et 111,4 millions de cigarettes vers les Pays-Bas. Pourtant, aucun de ces pays n’a déclaré avoir importé de cigarettes du Paraguay. Au total, entre 2001 et 2016, 5,7 milliards de cigarettes ont été officiellement expédiées par le Paraguay vers 10 marchés où Tabesa a exporté mais sans que ce fut comptabilisé.
Illicit Trade
Quelles sont les principaux résultats de votre étude concernant le modus operandi du trafic de tabac ?
Benoît Gomis
Nos résultats laissent penser que le commerce légal et le commerce illégal des produits du tabac sont souvent étroitement liés. BAT, PMI et Tabesa ont tous les trois réalisé des ventes et des exportations légales, mais ont également eu recours au commerce illicite, notamment grâce aux Zones de libre-échange (ZLE) et d’autres zones à faible gouvernance – afin de pénétrer de nouveaux marchés et d’augmenter leur profit. Nous soutenons également que Tabesa a profité de ses exportations légales vers les États-Unis pour se défendre contre des accusations de contrebande. Plus généralement, ces études – et d’autres recherches que nous avons menées – suggèrent que le commerce illégal du tabac est en train de changer de nature. Il y a encore des signes de proximité entre les TTC et le commerce illicite, mais d’autres acteurs non-TTC sont également de plus en plus impliqués. Parallèlement, les TTC tentent de se transformer en partenaires responsables vis-à-vis des gouvernements en fournissant des renseignements, une formation, du matériel, des ressources financières et en influençant même les décisions budgétaires dans plusieurs pays d’Amérique latine, tout en commandant et finançant des études sur le commerce illicite, et en encadrant les médias. C’est bien sûr dans leur intérêt de le faire. Grâce à ces activités, les TTC visent à saper la concurrence et à lutter contre les mesures de lutte antitabac qui ont permis de réduire le taux de tabagisme (taxes plus élevées, emballage neutre etc.).
Illicit Trade :
Dans votre étude, vous évoquez des stratégies qui seraient utilisées par Tabesa, le PMI et le BAT en matière de trafic de tabac illicite. Quelles sont ces stratégies ?
Benoît Gomis :
D’abord, il s’agit de créer de nouvelles marques, de les fabriquer au niveau national, de les exporter illégalement, d’utiliser les recettes pour les réinvestir dans le développement de produits et d’infrastructures de production afin de produire davantage de cigarettes, de qualité supérieure, et de jouer la concurrence sur de nouveaux marchés à l’étranger. La deuxième stratégie consiste à utiliser les zones de libre-échange comme plaque tournante de la contrebande. Enfin, l’objectif pour eux est de vendre à un grand nombre de distributeurs nationaux et de faire valoir par la suite que les exportations illicites ultérieures ne relèvent pas de leur responsabilité.
Illicit Trade :
Quelles mesures les pays victimes du trafic parallèle de tabac pourraient-ils prendre au niveau national ?
Benoît Gomis :
La première mesure consiste à lutter contre l’ingérence de l’industrie dans la politique. Les TTC tentent de contourner les directives internationales afin de garder une influence sur la lutte antitabac en aidant les gouvernements à lutter contre le commerce illicite du tabac. Mais, comme l’a prévenu l’OMS, «Il existe un conflit fondamental et irréconciliable entre les intérêts de l’industrie du tabac et l’intérêt général de santé publique».
Deuxièmement, les gouvernements auraient intérêt à augmenter les ressources dédiées aux forces de l’ordre et aux services des douanes – y compris une formation adaptée, et indépendante de l’industrie du tabac. Troisièmement, davantage de données devraient être collectées et analysées indépendamment de l’industrie du tabac. Très souvent, nous ne connaissons pas grand-chose du commerce illicite du tabac dans les pays mentionnés. Les réponses politiques reposent souvent sur des chiffres de saisie potentiellement erronés et sur des données financées par l’industrie. Plus généralement, il faut s’attaquer aux racines du problème : la gouvernance, la capacité institutionnelle, la volonté politique, la transparence, et la corruption, pour que des progrès significatifs puissent être réalisés.
Illicit Trade :
Quelles mesures pourraient être prises au niveau international et en matière de traçabilité?
Benoît Gomis :
Les gouvernements devraient appliquer pleinement la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac et son Protocole visant à éliminer le commerce illicite des produits du tabac. Nos recherches ont joué un rôle important dans la décision du gouvernement paraguayen de signer le protocole, et c’est un pas dans la bonne direction. Le Protocole comporte un certain nombre d’actions utiles à mettre en oeuvre, notamment l’article 10.1.b qui stipule que les Parties doivent «prendre les mesures nécessaires » pour que les entreprises « fournissent [des] produits du tabac ou des équipements de fabrication dont la quantité correspond à la demande sur le marché de la vente au détail ou de l’utilisation ».
Cependant, l’article 8 sur le suivi et la traçabilité est peut-être le plus central. Il implique que «les Parties sont convenues d’instaurer un régime mondial de suivi et de traçage dans les cinq ans suivant l’entrée en vigueur du présent protocole ». Dans ce dispositif de traçabilité, des informations détaillées sur l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement de tabac sont requises, notamment « le nom, la facture, le numéro de commande et les enregistrements de paiement du premier client non affilié au fabricant », « du marché visé de vente au détail», « tout entreposage et expédition », « l’identité de tout acheteur ultérieur connu » et « l’itinéraire d’expédition prévu, la date d’expédition, la destination de l’expédition, le point de départ et le destinataire » (article 8.4.1). Ce système est destiné à «renforcer [la sécurité] de la chaîne d’approvisionnement et à faciliter les enquêtes sur le commerce illicite de produits du tabac ».
Cela dit, ce dispositif risque aujourd’hui d’être contrôlé par l’industrie du tabac. Des recherches supplémentaires sur cette évolution et la prudence des gouvernements sont nécessaires pour veiller à ce que les mesures de suivi mises en place à travers le monde jugulent efficacement le commerce illicite du tabac, et évitent de promouvoir les intérêts commerciaux des TTC au détriment de la santé publique et de la bonne gouvernance.
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