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Analyses

Mieux comprendre la criminalité russophone opérant en France

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© FUEL/Arkady Bronnikov

L’École de Guerre Économique (EGE) a publié en mai dernier une étude réalisée dans le cadre d’un de ces cours, sous la direction de Benjamin Pelletier, sur les enjeux culturels des groupes criminels russophones. Un travail de recherche permettant de mieux comprendre les facteurs culturels liés aux groupes mafieux et réseaux criminels géorgiens et lituaniens opérant en France.

Comme point de départ de cette étude, un rapport du Service d’Information, de renseignement et d’analyse stratégique sur la criminalité (Sirasco). En France, la Direction Centrale de la Police Judiciaire a mis en place ce service de renseignement criminel, en 2009, pour rassembler les données permettant l’analyse du crime organisé. Le Sirasco a rendu public, exceptionnellement, en 2014, son rapport de synthèse sur la criminalité organisée.

Un groupe d’étudiants de l’EGE (composé de Jean-Michel Barbier, Laurence Bault, Vincent Cassard et Clément Chevignon) s’est servi de ce rapport comme base de départ, et a réalisé des entretiens d’experts sur les pays concernés et ces réseaux. Ainsi, ils livrent une fine analyse de la criminalité russophone et plus particulièrement géorgienne et lituanienne. L’idée étant de répondre à cette question : quelles connaissances culturelles devraient posséder les forces de l’ordre françaises afin de mieux comprendre la criminalité organisée russophone originaire de Géorgie et Lituanie ? De ce rapport, nous en avons retiré ce qui peut permettre une meilleure compréhension de l’organisation des trafics, en France, initiés par ces réseaux.

Voleurs légitimes

La criminalité russophone n’est pas constituée de groupes homogènes mais comprend différentes nationalités : biélorusses, ukrainienne, géorgienne, arménienne… Formant une constellation de mafias. La fraternité criminelle russe trouve son identité dans un rejet de la société, imposant un code strict ne permettant ni de fonder une famille, ni de travailler pour une autorité ou un patron, ni de posséder une adresse à soi (une tradition aujourd’hui de moins en moins respectée, dans les faits).

Au sommet de la pyramide : les « vory v zakone » ou « voleurs légitimes », représentant l’homme du peuple libre et fidèle au code (d’honneur). À partir de 1922, la répression s’accentue et trouve son apogée sous le régime stalinien en 1953 : les autorités de l’époque, un régime de terreur, procèdent à des arrestations en masse. Le nombre de prisonniers était alors estimé à 18 millions. « La moitié du peuple russe était dans les goulags et l’autre moitié attendait de s’y rendre ». pouvait-on entendre à l’époque.

Le « code » évolue avec la toufta : stratégie de survie et de fraude dans les camps. Cette période permet aussi un renforcement du culte du voleur. Selon Federico Varese, un chercheur italien à l’Université d’Oxford, spécialiste du crime organisé et de la mafia russe plus particulièrement, les camps « fournissent un réseau de contacts pour les criminels et une opportunité de partage d’expériences ainsi qu’une opportunité d’élaborer des stratégies de développement. »

Entreprises de violence

Sous l’ère de Leonid Brejnev, qui dirigea l’URSS de 1964 jusqu’à sa mort en 1982, le KGB utilise le milieu criminel pour pénétrer le monde occidental, notamment aux États-Unis. La société soviétique développe alors un système mafieux basé sur le racket, la corruption et le marché noir.

La Perestroïska – les réformes économiques et sociales menées par le président de l’URSS Mikhaïl Gorbatchev entre avril 1985 et décembre 1991 – et l’effondrement du parti et des services de l’État amènent à une transition économique brutale qui va accentuer la criminalisation de la société et permettre aux groupes criminels de se développer davantage, profitant de l’ouverture d’un marché privé peu régulé. Ces nouvelles initiatives sont surnommées « des entreprises de violences » et la période évolue vers la recherche du profit, et donc un assouplissement du code originel. La chute du communisme entraîne les anciennes républiques soviétiques dans une forme d’anarchie, l’État ne jouant plus son rôle.

À partir des années 90, les groupes criminels russophones s’internationalisent. La lutte contre le crime organisé en Géorgie, par exemple, à partir de 2005, va favoriser un exode de criminels vers l’Europe de l’Ouest.

Suite à l’élection de Vladimir Poutine, le pouvoir de l’État se renforce. Pour faire appliquer les lois et la sécurité, Poutine s’appuie sur un réseau de cadres issus des services de renseignement, plus spécifiquement du KGB. Ces cadres au cœur de réseaux informels d’influence se retrouvent alors en position favorable pour aider l’exercice officiel du pouvoir.  Le Président concentre alors les pouvoirs politiques, consolide sa mainmise sur les secteurs économiques et les médias, tout en permettant aux réseaux mafieux de continuer à exister, à la condition qu’ils ne portent pas préjudice à l’État.

Implantation des mafias russophones en France et en Europe

Les régimes répressifs des pays issus de l’éclatement de l’Union soviétique ont entraîné, ces quarante dernières années, une forte migration vers l’Ouest et notamment en France. Selon le Sirasco, l’Hexagone serait en passe d’atteindre le niveau 2 sur l’échelle graduée de 1 à 3 qui mesure le degré d’implantation des mafias russophones, celui de la « pénétration dans le tissu économique et social et de la diversification des activités criminelles. »

Parmi les groupes héritiers du vieux code appliqué dans les Goulags de Staline, les russophones géorgiens, les Kanonieri Qurdebi, sont incontestablement de ceux les plus actifs en France.

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Figure 3 Flux migratoire des groupes criminels Georgiens et Lituaniens vers la France – JM. Barbier 2019.

Fédérées sous une « coupole » – cet organe de direction qui caractérise la mafia italienne, modèle du genre -, les organisations criminelles baltes sont également actives en Europe, et parmi elles, le gang des « Marcheurs » ou celui des « Kaunas lituaniens. »

Comme le précise l’enquête de Jérôme Pierrat pour le Point, publiée en 2011, les Lituaniens se sont distingués depuis 2003 dans le trafic de fausse monnaie, écoulée via le système des « Marcheurs », comme ils ont été surnommés par la police :

« Les équipes, très mobiles, circulent dans des voitures spécialement aménagées pour cacher les 150 billets qui leur ont été remis au départ et dorment dans des hôtels bon marché. Une fois dans la ville ciblée, ils écument une dizaine de commerces par jour. Et pour limiter les risques, chaque « marcheur » – ils font leur « tournée » à pied – ne détient qu’une seule coupure par magasin visité. Les marcheurs gardent la marchandise achetée ainsi que 10 % de chaque billet écoulé. Le reste de l’argent est rapporté au pays en voiture par un convoyeur. »

L’enquête du Point précisait à l’époque aussi que les mafieux lituaniens excellent dans la production de faux passeports pour leurs voisins russes et biélorusses. Les Lettons, eux, font aussi dans les faux timbres, faux chèques de voyage, fausses attestations de maîtrise de langues étrangères..

Plus récente, l’étude de l’École de Guerre Économique revient sur l’opération VOR, réalisée à Lyon en décembre 2018, ayant permis l’arrestation de 22 personnes appartenant aux Kanonieri Qurdebi. Parmi eux, des Géorgiens et un butin constitué de bijoux, de voitures de luxe et de 14 kg d’or.

En Bretagne, deux gangs ont été interpellés pour vol et trafic de moteurs hors-bord, fin 2016. Au total, 300 moteurs sur la région et potentiellement 1000 autres sur toute la côte ouest ont été volés par deux groupes liés à la mafia lituanienne.

L’étude précise que « bien qu’ils aient réussi à cultiver le mythe du voleur, se jouant des forces de l’ordre françaises, l’émergence de cols blancs dans la hiérarchie et l’expérience d’un mode de vie occidental commencent à égratigner un code de conduite séculaire. »

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Figure 4 – Répartition des groupes criminels d’Europe de l’Est sur le territoire national – Le Monde n° 21433.

La France, une place de choix

Plusieurs circonstances ont fait de la France une destination de choix pour ces réseaux très structurés : sa situation de carrefour au cœur de l’Europe, la qualité de ses infrastructures, son intégration à l’espace Schengen. Les activités criminelles qui sont perpétrées vont des vols, aux cambriolages, en passant par l’évasion fiscale, les meurtres, le blanchiment, la prostitution ou encore le trafic d’antiquités.

Ces groupes agissent sous couvert d’activités légales et de structures officielles comme des sociétés de transports, de logistique ou à travers des investissements immobiliers.

Ils limitent les contacts avec la population locale et restent à l’écart des réseaux criminels endémiques. Ils n’opèrent que rarement dans des activités criminelles de rue, les réseaux constitués en France étant principalement des facilitateurs et organisateurs du trafic, agissant comme hommes d’affaires et perpétrant une criminalité en col blanc.

>> Lire l’intégralité de l’étude de l’EGE 

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Analyses

A l’ombre du Qatargate, la Commission européenne continue de satisfaire le lobby du tabac

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cigarettes contrebande

Salutaire, la déflagration du Qatargate ne doit pourtant pas laisser croire que les institutions européennes se sont lancées dans un véritable aggiornamento. Alors que cette affaire, spectaculaire par les montants en jeu, les personnalités impliquées et les images de liasses de billets diffusées dans la presse, fait l’objet d’une importante couverture médiatique, Bruxelles peine à apporter une réponse coordonnée et efficace au fléau de la corruption, beaucoup plus diffus et systémique que ne le laisse penser ce coup d’éclat. Les atermoiements entourant la décision d’augmenter les taxes sur les produits du tabac tendent à le démontrer.  

Le Qatargate, l’arbre qui cache la forêt ?

En décembre dernier éclatait le scandale du Qatargate, ébranlant les institutions européennes, et plus particulièrement le Parlement européen, confronté aux dévastatrices photos des montagnes de cash retrouvées notamment chez sa vice-présidente Eva Kaili et chez l’ancien eurodéputé Pier Antonio Panzeri. Cette affaire, dénonçait alors le député européen Raphaël Glucksmann, est le symptôme « de la faiblesse des règles et du manque de détermination politique de lutter contre ce fléau à Bruxelles ». Depuis, la présidente du Parlement européen Roberta Metsola et les groupes politiques multiplient les propositions pour tenter d’atténuer la défiance des citoyens européens, à un peu plus d’un an des prochaines élections européennes.

L’erreur la plus funeste serait de tenter de circonscrire cette affaire à quelques cas isolés de députés européens et aux manœuvres d’un Etat du Moyen-Orient. Le hashtag #Qatargate, qui continue de fleurir sur les réseaux sociaux, traduit mal l’ampleur d’un phénomène, la corruption, qui gangrène les institutions européennes sous diverses formes.

Car le mal bruxellois est beaucoup plus ancré, beaucoup plus profond, et ne peut être résumé aux valises de billets qui ont été exhibées. « La corruption, ce ne sont pas seulement les valises de billets, c’est aussi le conflit entre l’intérêt particulier et l’intérêt général, la colonisation du système de décision publique par des puissances privées ou des Etats étrangers » rappelle opportunément le député européen Raphaël Glucksmann. Qui appelle de ses vœux une indispensable moralisation des institutions européennes.

Un report de la révision de la directive décidée unilatéralement par la Commission européenne… et par l’industrie du tabac ?

Pendant le scandale, le business as usual continue en effet sur fond d’arrangements entre la Commission européenne et certains lobbies, dont celui du tabac. Ainsi, la lecture, toujours instructive, des « questions parlementaires » sur le site du Parlement européen, nous permet de comprendre, grâce à une interpellation de la députée européenne Anne-Sophie Pelletier, pourquoi la révision de la directive 2011/64 sur la taxation des produits du tabac, qui devait commencer en octobre 2022, est toujours au point mort.

Pour rappel, la directive 2011/64/UE sur la taxation des produits d’accises, dont le tabac, vise notamment à imposer une taxation minimum des produits du tabac dans les 27 Etats membres de l’Union européenne pour contraindre les fabricants de tabac à augmenter les prix de leurs produits, et concrétiser l’équation posée par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) qui considère qu’une hausse des prix de 10% entraine une baisse de la consommation de tabac de 4%.

Le prix restant l’indéniable meilleure mesure antitabac, on sait, comme le rappelle la députée européenne LFI dans sa question écrite, que l’industrie du tabac s’oppose farouchement à la révision de cette directive droits d’accises, qui ne pourrait se concrétiser que par une hausse des taxes, et par un élargissement de cette taxation aux nouveaux produits du tabac que sont le tabac chauffé, les cigarettes électroniques, les puffs ou autres sachets de tabac dits « snus ».

En rappelant que le tabagisme est responsable chaque année de 700 000 décès en Europe, et d’un coût pour les finances publiques de plusieurs centaines de milliards d’euros (120 milliards d’euros par an uniquement pour la France selon l’Alliance Contre le Tabac – ACT ), il semblait exister un consensus à Bruxelles pour concrétiser l’objectif que s’est fixé l’UE d’une « génération sans tabac » à l’horizon 2030, le Parlement européen ayant, comme le rappelle Anne-Sophie Pelletier, exigé cette révision, notamment après le Rapport de la commission spéciale de lutte contre le cancer, animée par Véronique Trillet-Lenoir, députée européenne Renew du Président Macron.

Le Parlement européen face au front commun Commission européenne/industrie du tabac

Cette décision de repousser la révision de cette directive est une nouvelle illustration de la divergence de vue entre la Commission européenne, qui reste très perméable aux intérêts du lobby du tabac, comme on l’a vu fin 2022 avec la dénonciation de l’Affaire Dentu / Jan Hoffmann, ce conflit d’intérêts sur la traçabilité des produits du tabac dénoncé par la députée européenne Michèle Rivasi et Le Canard Enchaîné, et le Parlement européen qui semble rester intransigeant face aux pressions des fabricants de tabac, comme l’avaient montré ses votes contre le renouvellement de l’accord de coopération UE / Philip Morris en mars 2016 et pour la ratification du Protocole de l’OMS « pour éliminer le commerce illicite du tabac » en juin 2016, les deux fois contre les pressions, étonnamment concomitantes de la Commission européenne et de l’industrie du tabac.

Anne-Sophie Pelletier évoque d’ailleurs ce Protocole de l’OMS dans sa question écrite, dont la mise en œuvre est considérée comme le corollaire indispensable de toute hausse des prix du tabac car il empêche les fabricants de tabac d’organiser le commerce parallèle pour saper les effets de la hausse des prix. Ce traité international devrait également être introduit dans la révision de la directive droits d’accises, mais également dans celle de la Directive 2014/40/UE relative aux produits du tabac dite Tobacco Products Directive (TPD), dont on attend aussi le lancement, mais à laquelle le lobby du tabac s’oppose également, en dépit des positions des organisations non gouvernementales de santé qui réclament le changement du système pour en assurer l’indépendance à l’égard des industriels, et des experts qui se ont indignés de la potentielle mainmise des industriels sur ce système censé les contrôler. Les eurodéputés vont devoir se montrer fermes et solidaires face au front commun Commission européenne/industrie du tabac.

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Analyses

A Bruxelles, l’ombre d’un trafic d’influence sur le marché de la traçabilité du tabac

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Commission européenne tabac - Illicit Trades

Dans une lettre ouverte à la médiatrice européenne Emily O’Reilly, Michèle Rivasi, députée à Strasbourg et figure de la lutte antitabac, dénonce un potentiel conflit d’intérêt dans l’attribution du très stratégique marché de la traçabilité des cigarettes au sein de l’Union européenne. En réclamant une enquête de la médiatrice, Michèle Rivasi veut en finir avec « le manque de transparence » de la Commission européenne sur les liens entre les industriels du tabac et les instances de l’UE.

Le tabac est l’un des secteurs « les plus lobbyisés » depuis la création de l’Union européenne

Au cœur des accusations lancées par Michèle Rivasi, la Tobacco Products Directive (TPD), un texte qui, à l’échelle européenne, a une influence considérable sur la lutte contre la contrebande de tabac au sein des États-membres. D’autant que le commerce parallèle de tabac entraînerait une perte fiscale nette de plus de 11 milliards d’euros par an pour les États européens. Cet acte législatif définit la stratégie européenne de traçabilité du tabac et son vote, en 2014, met fin à une intense campagne d’influence menée par les majors du secteur pour tenter d’en prendre le contrôle. « Ce texte est considéré comme le plus lobbyisé depuis la création de l’UE », s’indigne Michèle Rivasi qui rappelle qu’avec « un budget colossal avoisinant les 3 millions d’euros, quelque 200 lobbyistes de l’industrie du tabac ont arpenté les couloirs et ont multiplié les pressions sur les parlementaires, leurs collaborateurs, les fonctionnaires du Parlement européen et de la Commission » pendant le processus législatif.

Les entreprises du Big Four -Philip Morris International, British American Tobbaco, Imperial Tobbacco et Japan Tobbaco-, sont en effet de fins connaisseurs des rouages bruxellois. Une influence qui déclenche régulièrement la colère de certains parlementaires et organisations de santé publique. Deux ans avant le vote de la TPD, en octobre 2012, le commissaire européen à la Santé et à la Politique des consommateurs John Dalli avait ainsi dû démissionner pour sa proximité présumée avec l’industrie du tabac après un scandale ayant éclaboussé plusieurs hauts dirigeants bruxellois, notamment l’ancien président de la Commission européenne José Manuel Barroso.

Une TPD trop discrètement modifiée

L’influence de Big Tobacco se ressent jusque dans les textes de loi votés par le Parlement européen. L’article 14 du premier projet de TPF, voté en 2013 à Strasbourg, et qui reprenait mot pour mot le texte de référence du Protocole de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), a ainsi été finalement supprimé. Il prônait notamment la mise en œuvre d’une digue infranchissable entre les fabricants de cigarettes et le système de traçabilité de leurs produits. Une séparation qui répond aux nombreuses accusations auxquelles font face les industriels, accusés de participer directement au commerce illicite de tabac. En 2004, Philip Morris a même conclu un accord de 1,25 milliard de dollars avec l’Union européenne pour régler un différend de longue-date lié à des accusations de contrebande.

Loin d’être anodine, cette décision prise dans le cadre discret du trilogue -un cadre d’échanges restreint entre la Commission européenne, le Parlement européen et le Conseil des ministres de l’UE- permettrait ainsi de contourner l’esprit même du mécanisme de traçabilité des produits du tabac, tel que prôné par l’OMS. Une « manière de faire très suspecte », selon Michelle Rivasi, aux lourdes conséquences. Pour la députée européenne, des « actes d’exécution et délégués (NDLR. Des décisions visant préciser et appliquer des lois européennes) rédigés par la Commission européenne confient plusieurs missions importantes aux fabricants de tabac et à leurs alliés, ce qui est expressément prohibé par l’article 8 du Protocole de l’OMS ».

C’est pourtant la société Dentsu qui, le 21 décembre 2018, a raflé la mise du marché de la traçabilité des produits du tabac. « Le Groupe Dentsu Aegis Network, multinationale britannique et japonaise qui n’avait jusqu’alors jamais travaillé dans ce domaine, annonçait le rachat de Blue Infinity qui a mis en œuvre le très controversé système Codentify », résume Michèle Rivasi en précisant que « le système de traçabilité des produits du tabac Codentify, pensé et développé par Philip Morris International et pour les 4 majors du tabac comme l’affirme l’OMS, reste clairement proscrit ». A l’époque, plusieurs députés européens s’étaient émus de ne pas être associé au processus décisionnel, pris hors de tout cadre d’appel d’offres ou de mise en concurrence.

Des soupçons contre un ancien cadre de la Direction générale de la Santé de la Commission européenne

Michèle Rivasi voit dans cette décision opaque l’influence potentielle d’un haut-fonctionnaire de la Commission européenne de la Direction générale de la Santé (DG Santé), dont « la chronologie de ses va-et-vient entre la Commission et Dentsu Tracking paraît pour le moins troublante ». Jan Hoffmann était ainsi, en janvier 2021, directeur « regulatory affairs et compliance » de Dentsu Tracking au 14eEurasian Tax Forum, un évènement organisé par une association proche des intérêts de l’industrie du tabac. Il était, un an auparavant, représentant de la DG Santé de la Commission européenne dans plusieurs sous-groupes Tracability and Security Features de la DG Santé de la Commission. « Il apparait ainsi que la Commission européenne, durant la période où y travaillait Jan Hoffmann, un haut fonctionnaire chargé des règles applicables à la traçabilité de tabac, a sélectionné la société en charge du système dans laquelle ce haut fonctionnaire allait devenir employé, et rédigé des rapports très favorables an système déployé par cette société qui, quelques mois après, recruter ce même Jan Hoffmann », précise Michèle Rivasi.

Dans ce contexte, Michèle Rivasi appelle la médiatrice européenne à conduire une enquête et annonce d’ores et déjà organiser, via le groupe informel de travail sur la révision de la directive des produits du tabac, une table-ronde en décembre prochain, consacrée cette fois au lobbying de l’industrie du tabac, de ses alliés et partenaires et ses effets sur les politiques publiques européennes. Avec, au cœur des échanges, ce que Michèle Rivasi nomme déjà « l’Affaire « Dentsu Tracking / Jan Hoffmann ».

 

 

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Analyses

Trafic de tabac : le rapport KPMG biaisé selon le Comité National Contre le Tabac

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Le 23 juin 2022, l’industrie du tabac présentait son étude annuelle sur le marché parallèle du tabac conduite par KPMG. Une semaine auparavant, l’ONG Comité National Contre le Tabac (CNCT) dénonçait à l’avance les résultats de cette étude et les conclusions qu’en tirent les cigarettiers. Explications d’une polémique sur fond d’énormes enjeux financiers pour les cigarettiers. 

Le 15 juin 2022, le Comité National Contre le Tabac (CNCT) dénonçait par anticipation dans Les Echos le traditionnel Rapport annuel de KPMG sur le marché parallèle de tabac en Europe, commandité par l’industrie du tabac, rapport qui paraitra une semaine plus tard.

Données tronquées

Sans nier la réalité du marché parallèle, le CNCT dénonce deux biais dans l’élaboration de ce rapport : d’une part des données statistiques tronquées voire falsifiées, et d’autre part la « confusion sémantique » qu’entretient l’industrie du tabac via ce rapport annuel entre ventes légales hors réseau officiel de vente et commerce illicite (contrebande et contrefaçon).

Ce n’est pas la première fois que le CNCT accuse KPMG de « jouer » avec les données statistiques de ses propres études. Ainsi, en 2017, le CNCT montrait que KPMG avait modifié rétroactivement les données sur les marques blanches, les Illicit Whites” pour servir les actions de lobbying d’alors des fabricants de tabac.

Contrefaçon et statistiques dopées

Cette année, ce sont les chiffres de la contrefaçon qui, à en croire le CNCT, semblent volontairement dopés dans l’étude de KPMG. Alors que jusqu’à présent une étude de Seita-Imperial Tobacco chiffrait la contrefaçon à 0,2%, elle deviendrait aujourd’hui le problème n°1 en Europe et dans le monde, avec des hausses de plus de 600%. Pas plausible selon le CNCT.

L’ONG dénonce également la pratique des fabricants de tabac qui sur-approvisionneraient certains pays à fiscalité plus douce, pays qui serviraient ainsi de véritables plaques tournantes aux approvisionnements illégaux. Pour l’UE, le CNCT cite en exemple le Luxembourg où les cigarettiers livrent chaque année l’équivalent de 5287 cigarettes par habitant. « Un tel chiffre supposerait que chaque Luxembourgeois, adultes, enfants et bébés compris, consomme plus de 14 cigarettes par jour » dénonce avec ironie l’ONG, qui affirme pour conclure que les deux-tiers de la contrebande mondiale seraient dus aux fabricants eux-mêmes. 

Ces pratiques pourraient ressembler aux querelles habituelles entre lobby du tabac et associations antitabac. Derrière se cachent cependant des enjeux extrêmement importants pour le secteur du tabac. En tentant de montrer qu’elle est la première victime du marché parallèle, l’industrie du tabac essaie de se prémunir contre deux écueils : la hausse des taxes sur le tabac, et l’application du Protocole de l’OMS « pour éliminer le commerce illicite du tabac ». 

Révision de la directive sur les droits d’accises en octobre 2022

Le débat sur la hausse des taxes sur le tabac va être au cœur de la révision de la directive sur les droits d’accises qui va débuter en octobre 2022 à Bruxelles. Habituellement, l’industrie du tabac milite pour le statu quo ou pour la hausse la plus faible possible, en mettant en avant le risque d’une explosion du commerce parallèle, et de la contrefaçon en particulier, ce qui explique pourquoi les données de KPMG ont été dopées sur ce point. L’industrie du tabac plaide donc en général pour une harmonisation fiscale au sein des 27 Etats membres de l’UE, en sachant pertinemment que cette mesure n’a aucune chance d’aboutir, les prix d’un paquet de cigarettes allant de 3€ en Bulgarie à 15€ en Irlande. Mais ce lien entre commerce parallèle et hausse des taxes n’est pas évident selon le CNCT : il serait même incorrect en particulier si des mesures fortes étaient adoptées pour empêcher les abus.

 Traçabilité indépendante et quotas de livraison de tabac par pays 

L’application du Protocole de l’OMS va, elle, être au cœur de la révision de la directive des produits du tabac qui sera discutée à Bruxelles après le renouvellement des membres du Parlement Européen de juin 2024.

Comme le constatent aujourd’hui les associations antitabac, le système européen de traçabilité opéré par des entreprises dont l’existence est associée au programme de traçabilité de l’industrie du tabac appelé Codentify, comme Inexto ou Dentsu, n’est pas conforme au Protocole de l’OMS. Contrairement à leurs affirmations ce que le Secrétariat en charge du suivi de l’application de la Convention a d’ailleurs critiqué dans un communiqué opposé aux auto-déclarations de conformité au Protocole, il ne présenterait pas les garanties d’indépendance impératives. Plus généralement, outre cette incompatibilité au droit, le système permettrait des erreurs de déclaration dans de nombreux Etats membres qui s’en sont plaints, erreurs listées par la Commission Européenne dans le rapport des experts en charge du suivi du système. 

Dans sa communication du 15 juin 2022 pour lutter contre les trafics de tabac, le CNCT appelle d’ailleurs à mettre en place le Protocole de l’OMS via deux mesures fortes : une traçabilité indépendante des produits, ce qui n’est donc pas le cas aujourd’hui en UE, et des quotas d’approvisionnement par pays. Une proposition elle aussi inscrite dans le Protocole de l’OMS depuis 2012 déjà, mais toujours pas mise en œuvre jusqu’à présent, et qui mettrait fin immédiatement aux achats frontaliers.

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